dimanche 25 novembre 2007

Moscou et Catherine II, Lettre du prince de Ligne à la marquise de Coigny

CATHERINE II, PAR V. BOROVIKOSKY


Lettre IX

De Moscou

Cette ville qui donne à certains égards quelque idée d' Ispahan, ressemble à quatre ou cinq cents châteaux de grands seigneurs qui seraient venus, avec leurs villages sur des roulettes, se réunir pour vivre ensemble.
Cherchez dans les géographies, les dictionnaires et les voyages, tout ce qui regarde Moscou, et dites que je vous l'ai mandé ; mais ce que vous n' y trouverez pas, c'est que les plus grands seigneurs de l'empire, ennuyés de la Cour, sont ici frondant et grondant tout à leur aise.
L'impératrice ne le sait qu'en gros, et ne veut pas le savoir en détail ; elle n'aime point la police pour les propos et l'espionnage de l'intérieur.
" Que pensez-vous, me dit-elle, de ces messieurs ?
- ce sont de belles ruines, lui dis-je, en regardant trois ou quatre anciens
grands chambellans, généraux en chef, etc.
- ils ne m'aiment pas beaucoup, dit-elle ; je ne suis point à la mode à Moscou ; peut-être que j'ai eu tort vis-à-vis de quelques-uns d'entre eux, ou qu'il y a eu du malentendu."
L’impératrice n'était plus Cléopâtre à Alexandrie ; d'ailleurs César nous avait quittés pour s'en retourner chez lui.
Le roman disparut et fit place à la triste réalité.
Alexis Orloff eut le courage d'apprendre à sa majesté impériale que la famine se montrait dans quelques gouvernements ; les fêtes s'arrêtèrent.
La bienfaisance vint remplacer la magnificence, et le luxe céda à la nécessité.

On ne jette plus d'argent, on le distribue. Les torrents de vin de Champagne s'arrêtent ; des milliers de chariots de painsuccèdent aux bateaux chargés d'oranges.
Un nuage a obscurci un instant le front auguste et serein de Catherine Le Grand : elle s'est enfermée avec deux de ses ministres, et n'a repris sa gaieté qu'au moment de remonter en voiture.
Si vous connaissiez notre archevêque, vous l'aimeriez à la folie, et il vous le rendrait ; il s'appelle Platon, et vaut mieux que l'autre qu'on appelait le divin : ce qui me prouve qu'il est Platon l' humain , c'est que hier, en sortant de son jardin, la princesse Galitzin lui demanda sa bénédiction, et il prit une rose avec laquelle il la lui donna.
Si j'étais un La Rochefoucauld, un D'Albon, etc., je vous entretiendrais de la culture des terres et des finances de l'Empire ; mais je n'ai pas l'honneur de m'y connaître.
Oh ! Quant aux finances, j'y ai pourtant travaillé : car je crois qu'en sterlets du Volga, veau d'Arkhangel, fruits d'Astrakan, glaces, confitures et vins de Constance, j'ai dépensé à la couronne une somme immense.
Demandez-en pardon à vos pédants ennemis des abus ; je suis un abus de ce pays-ci, et je m'en trouve bien, et les autres aussi.
Nos abus des bonnes et vraies monarchies font du bien à beaucoup de monde ; et, si l'on voulait les supprimer, vous verriez renaître des Pugatcheff.
Que le ciel vous en préserve !
Il me semble que je vous verrai demain ou après demain.
Voilà plus de dix-huit cents lieues que je marche vers vous ; il n'y en a plus que douze cents pour arriver.

Au plaisir de vous revoir donc bientôt, chère marquise, ou de vous écrire de Constantinople, si tout ceci continue à s'embrouiller.
Je ne vous dis rien de l'état de mon coeur ; le vôtre est en loterie : j' y
ai mis. Que sait-on ? Et puis encore, quand je n' y aurais pas mis, le hasard ne peut-il pas venir au-devant de moi ?
Je crois en vérité que je donne dans le précieux ; ce n'est pourtant ni votre genre ni le mien.
Ceci a l'air de la carte du pays de tendre ; mais nous nous perdrions tous les deux dans ce pays-là.
Vive celui-ci, si nous y étions ensemble !
Il vaut mieux être tartare que barbare, et c'est ce que vous êtes souvent pour votre cour.
Souvenez-vous toujours de celui qui est le plus digne d'en être.

J'aime mon état d'étranger partout : français en Autriche, autrichien en France,
l'un et l'autre en Russie, c'est le moyen de se plaire en tous lieux, et de n'être dépendant nulle part.
Nous touchons au moment de quitter la fable pour l'histoire, et l'orient pour le nord.
J'aurai toujours pour vous le midi dans mon cœur ; que dites-vous de ce trait piquant? Il a du moins, vous en conviendrez, le mérite du naturel.

Lettres du prince de Ligne à la marquise de Coigny. 1787


LE PRINCE DE LIGNE, PAR CHARLES LECLERC


Liens et copies :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Aim%C3%A9e_de_Coigny

Aucun commentaire: